Se rapproche-t-on des autres quand on rit ?

Rire signifie, en vertu d’une première définition générale, manifester un sentiment de gaieté par un mouvement des lèvres, de la bouche, accompagné de rapides sons égrenés : c'est ainsi qu’on peut dire voir ou entendre quelqu’un rire. Le corps de l’homme- ce mouvement évoqué du visage- manifeste de cette manière des sentiments, la gaieté ou la joie. L’acte de pleurer constitue aussi une incarnation de sentiments, tristes cette fois ; mais on conçoit plus facilement qu’on puisse se rapprocher des autres lorsque l’on rit que lorsque l’on pleure. Se rapprocher des autres, cela a pour signification de partager avec les autres êtres humains que je rencontre des sensations, sentiments ou idées.
Se rapproche-t-on des autres quand on rit, rire entendu comme la manifestation physiologique d’un sentiment de gaieté permet-elle à l’homme de partager avec ceux qui l’entourent des sensations, sentiments ou idées ? Le problème qui se pose ici est celui de savoir si le rire, qui est une manifestation de ma propre gaieté, peut permettre de dépasser les limites de ma subjectivité pour peut-être mieux connaître les autres hommes. Qu’est-ce qui, dans le rire, pourrait rendre possible un tel mouvement du sujet vers les autres sujets ?

Aristote se demande qu'est-ce que dépasser sa subjectivité. Que signifie l'acte, le mouvement d'aller vers l'autre, de chercher à comprendre qui il est ? Le rire permet un tel mouvement de dépassement ? Le rire est-il le fondement de l'amitié, amitié qui incarne ce dépassement ?   Texte d'Aristote Apprendre à se connaître est très difficile [...] et un très grand plaisir en même temps (quel plaisir de se connaître !) ; mais nous ne pouvons pas nous contempler nous-mêmes à partir de nous-mêmes : ce qui le prouve, ce sont les reproches que nous adressons à d'autres, sans nous rendre compte que nous commettons les mêmes erreurs, aveuglés que nous sommes, pour beaucoup d'entre nous, par l'indulgence et la passion qui nous empêchent de juger correctement. Par conséquent, à la façon dont nous regardons dans un miroir quand nous voulons voir notre visage, quand nous voulons apprendre à nous connaître, c'est en tournant nos regards vers notre ami que nous pourrions nous découvrir, puisqu'un ami est un autre soi-même. Concluons : la connaissance de soi est un plaisir qui n'est pas possible sans la présence de quelqu'un d'autre qui soit notre ami ; l'homme qui se suffit à soi-même aurait donc besoin d'amitié pour apprendre à se connaître soi-même. 
 
Le rire permet de sentir avec les autres (étymologie du terme « sympathie »), il permet à l'homme de se rapprocher des autres, amis ce n'est pas lui qui fonde la société et l'amitié : Aristote nous a montré que seule la raison amenait à se rapprocher des autres, seule elle était partagée. Rire permet de se rapprocher superficiellement des autres, et non de vraiment comprendre qui ils sont textes, passant du propos philosophique le plus rigoureux à l'envolée polémique, l'analyse critique virulente, l'aphorisme et la poésie.
De même on connaît le destin de l'homme qui, à quarante-cinq ans, a définitivement plongé dans les ténèbres de la folie. Il n'empêche : le travail nietzschéen reste l'un de ceux qui, en dépit d'interprétations parfois réductrices et contestables, ont le plus influencé la réflexion moderne et contribué à modeler notre vision du monde.


11/04/2009
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Le jugement

 (ALAIN, Eléments de philosophie,

Folio-Essais, p. 32-33)

« La connaissance par les sens est l’occasion d’erreurs sur la distance, sur la grandeur, sur la forme des objets. Souvent notre jugement est explicite et nous le redressons d’après l’expérience ; notre entendement est alors bien éveillé. Les illusions diffèrent des erreurs en ce que le jugement y est implicite, au point que c’est l’apparence même des choses qui nous semble changée. Par exemple, si nous voyons quelque panorama peint, nous croyons saisir comme des objets la distance et la profondeur ; la toile se creuse devant nos regards. Aussi voulons-nous toujours expliquer les illusions par quelque infirmité de nos sens, notre œil étant fait ainsi ou notre oreille. C’est faire un grand pas dans la connaissance philosophique que d’apercevoir dans presque toutes, et de deviner dans les autres, une opération d’entendement et enfin un jugement qui prend pour nous forme d’objet (…), Certes quand je sens un corps lourd sur ma main, c’est bien son poids qui agit, et il semble que mes opinions n’y changent rien. Mais voici une illusion étonnante. Si vous faites soupeser par quelqu’un divers objets de même poids, mais de volumes très différents, une balle de plomb, un cube de bois, une grande boîte de carton, il trouvera toujours que les plus gros sont les plus légers. L’effet est plus sensible encore s’il s’agit de corps de même nature, par exemple de tubes de bronze plus ou moins gros, toujours de même poids. L’illusion persiste si les corps sont tenus par un anneau et un crochet ; mais, dans ce cas-là, si les yeux sont bandés, l’illusion disparaît. Et je dis bien illusion, car ces différences de poids imaginaires sont senties sur les doigts aussi clairement que le chaud ou le froid. Il est pourtant évident, d’après les circonstances que j’ai rappelées, que cette erreur d’évaluation résulte d’un piège tendu à l’entendement ; car, d’ordinaire, les objets les plus gros sont les plus lourds ; et ainsi, d’après la vue, nous attendons que les plus gros pèsent en effet le plus ; et comme l’impression ne donne rien de tel, nous revenons sur notre premier jugement, et les sentant moins lourds que nous n’attendions, nous les jugeons et finalement sentons plus légers que les autres. On voit bien dans cet exemple que nous percevons ici encore par relation et comparaison, et que l’anticipation, cette fois trompée, prend encore forme d’objet. »

COMMENTAIRE DU TEXTE


Spontanément, nous pensons que nos perceptions sensibles nous instruisent sur la nature des objets qui nous entourent. Par exemple nos yeux sont frappés par la lumière du soleil : de là nous en venons à savoir qu’il fait jour. Ainsi l’expérience sensible apparaît comme l’origine de la plupart de nos jugements de connaissance. Mais jusqu’où pouvons-nous faire confiance aux impressions des sens ? Alain montre dans cet extrait des Eléments de philosophie que nous sommes parfois soumis à des erreurs et à des illusions liées à l’expérience perceptive. Or quelle est l’origine de ces erreurs et de ces illusions ? Faut-il y voir, conformément à une argumentation devenue classique depuis Descartes, une incompétence et une faiblesse de nos seuls sens ? Ou faut-il y repérer une participation active et exclusive de notre esprit ? Ou, enfin, faut-il définir l’illusion comme un mécanisme impur auquel participent en partie notre sensibilité et en partie nos facultés intellectuelles ? Tel est l’enjeu philosophique de cet extrait. Au cours d’une démonstration qui s’articule en trois temps, Alain cherche à répondre à cette question directrice : à qui revient la responsabilité de l’erreur et de l’illusion ? Premièrement, de la ligne 1 à 13, Alain commence par souligner que les deux phénomènes ne doivent pas être confondus : l’erreur s’autoriserait d’un « jugement explicite », alors que l’illusion se composerait à partir d’un « jugement implicite », c’est-à-dire inaperçu par le sujet lui-même. À ce titre l’illusion constituerait, pour l’effort de connaissance, un obstacle bien plus sérieux. Mais cela n’indique-t-il pas que, dans tous les cas, nous avons affaire à une opération de l’esprit ? C’est la thèse défendue par Alain dans la suite du passage. Deuxièmement, de la ligne 14 à 25, Alain s’appuie sur une série d’exemples afin d’exhiber comment peu à peu l’illusion se construit. L’acte de percevoir semble indissociable de l’acte de juger. Troisièmement, de la ligne 25 à la fin, le texte s’achève en effet sur cette conclusion : loin de ménager un contact direct, immédiat avec le monde qui nous entoure, la perception sensible paraît reposer sur la médiation d’opérations diverses de notre propre esprit. Dès lors l’illusion serait à comprendre comme un phénomène dont la responsabilité reviendrait principalement à l’esprit. Qu’en est-il ? Quelles sont les conséquences quant à la possibilité de constituer une connaissance ? S’agit-il, par exemple, de penser que l’esprit est à lui-même son premier et principal obstacle ?


PREMIERE PARTIE

« La connaissance par les sens est l’occasion d’erreurs sur la distance, sur la grandeur, sur la forme des objets. Souvent notre jugement est explicite et nous le redressons d’après l’expérience ; notre entendement est alors bien éveillé ». Alain rappelle en ouverture de son analyse que la connaissance sensible compose souvent avec deux obstacles à ne pas confondre : l’erreur et l’illusion. L’erreur peut être définie comme un manquement à l’ordre du vrai : simplement dit elle consiste à tenir le vrai pour le faux ou, inversement, le faux pour le vrai. Se tromper, cela revient toujours à penser in adéquatement ce qui est. Avec raison Platon avait admis en son temps que l’erreur ne peut se réduire à un pur néant ou à un non-être absolu : « juger faux est autre chose que juger ce qui n’est pas » (Théétète, 202a). Ceci pour dire que l’erreur a une consistance, et que sa réalité se situe entre le non-être radical (le rien) et l’être : l’erreur serait à penser comme … un non-être qui existe ! Paradoxe que Platon avait résolu dans le Sophiste en affirmant : précisément, l’erreur revient à penser autre chose que ce qui est. Le non-être de l’erreur n’est donc pas un rien, mais l’autre de l’être. Mais quand nous commettons des erreurs perceptives, l’esprit est souvent conscient des insuffisances de la sensibilité : le jugement est « explicite » c’est-à-dire clair, sans équivocité aucune. C’est pourquoi les erreurs sur la « distance, grandeur, forme des objets » peut être l’occasion d’une reprise de l’acte de juger : l’entendement s’aperçoit qu’il a donné son assentiment trop tôt (ce que Descartes dénonçait sous le nom de précipitation) et se reprend : c’est l’entendement qui, semblable à une sentinelle, veille et refuse de tenir pour vrai que le bâton plongé dans l’eau est courbé. Je le perçois courbe, mais mon entendement juge, c’est-à-dire corrige la perception sensible (« redressons »), qu’il est droit, en dépit de son apparence courbe. Le caractère explicite, clair, du jugement dans le mécanisme de l’erreur fait que l’esprit n’est pas ici engourdi ou soumis à la puissance de l’erreur. Il est et reste « bien éveillé ». C’est pourquoi, sur le fond, l’erreur n’est donc pas l’obstacle principal de la connaissance. Attachée aux circonstances, l’erreur demeure néanmoins susceptible d’une correction. L’illusion pose autrement problème. En un sens l’illusion ressemble à l’erreur. L’illusion est encore bâtie sur une confusion entre l’apparence et la réalité, entre le faux et le vrai. L’illusion (de illudere, « se jouer de ») trompe, dupe, nous prend au piège des apparences. Pourquoi alors la distinguer de l’erreur ? Pourquoi la constituer comme l’obstacle épistémologique réel ? A cela, deux raisons. D’abord parce que l’illusion serait l’effet d’un « jugement implicite » de l’entendement : le caractère « implicite » du jugement s’oppose au caractère « éveillé » de l’entendement qui fait une erreur. Au contraire, soumis à l’illusion l’entendement n’est plus en éveil, il se plie malgré lui au pouvoir d’une tromperie qui le laisse stupéfait, incapable de réagir. Voici une conclusion sur laquelle il conviendra de revenir : être soumis à une illusion revient à donner son assentiment sans s’en apercevoir, dans l’ignorance même dans laquelle on se trouve de savoir que l’on participe malgré soi à ce que l’on perçoit. Ensuite parce que, c’est une conséquence tirée de sa nature propre, l’illusion ne se laisse pas corriger aisément. Mieux, elle se caractérise par une persistance spécifique qui fait qu’elle survit aux efforts de l’entendement pour la corriger. Ici c’est « l’apparence même des choses qui nous semble changée ». Comme Spinoza avant lui, Alain convient que le même le vrai est reste impuissant à chasser l’illusion : « Rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est ôté par la présence du vrai, en tant que vrai » (Ethique, prop. 1, IV). Ainsi, « quand par exemple nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ 200 pieds ; en quoi nous nous trompons aussi longtemps que nous ignorons sa vraie distance ; ms, quand elle est connue, l’erreur est certes ôtée, mais non l’imagination ». D’où provient l’imagination d’une erreur qui, quoique relevée, persiste ? Alain répond : d’un jugement « implicite » de l’entendement. On notera que le caractère implicite de ce jugement n’est pas anecdotique. Il rend compte, notamment, de l’accusation des sens – réquisitoire facile mais souvent partagée – dans le procès de la connaissance. C’est précisément parce que soumis à l’illusion l’entendement est aveugle à sa propre activité de juger qu’il rejette la responsabilité sur la sensibilité : « aussi voulons nous toujours expliquer les illusions par quelque infirmité de nos sens ». Une telle condamnation est elle-même fille de l’ignorance, l’effet d’un aveuglement de l’esprit sur ses propres mécanismes. À l’inverse, s’attacher à comprendre ce qui préside à la formation de l’illusion (s’engager sur le chemin de la « connaissance philosophique ») c’est « apercevoir » dans les illusions, « une opération de l’entendement et enfin un jugement ». Voici que la thèse est posée. Il s’agit d’une position dont on voit bien qu’elle est polémique tant à l’égard de l’attitude naturelle que d’une tradition classique de l’histoire de la philosophie. Mais, une fois posée, l’affirmation reste à démontrer. Comment comprendre que l’esprit soit lui-même à l’origine d’illusions dont il est la première victime ?

DEUXIEME PARTIE

« Certes quand je sens … le chaud ou le froid. » Alain décide de travailler à partir d’un exemple la pesée. Si le choix ne donne pas lieu à une justification préalable, l’exemple n’est toutefois pas choisi au hasard. Il va s’agir de montrer le rôle de l’entendement dans la perception sensible du poids d’un corps à partir d’une expérience au sein de laquelle, en apparence, la participation de l’esprit semble précisément inexistante : en l’espèce « il semble que mes opinions n’y changent rien. » Il « semble » note Alain avec prudence. Car il va s’agir de montrer exactement le contraire. En effet, telle est l’idée commune : quand je soupèse un corps, je ne soupçonne pas que le poids que je perçois au bout de mon bras, est autre chose que la masse de ce corps. C’est pour moi une évidence sensible à laquelle je crois volontiers. Mais est-elle fondée ? Alain se propose de la soumettre au tribunal d’une expérience dont les paramètres vont être au fur et à mesure légèrement modifiés. Ne perdons pas de vue le tour de force de la démonstration et son enjeu : il s’agit dans le cadre d’une expérience caractère en apparence exclusivement quantitatif, physique (peser la masse d’un corps), d’exhiber les traces d’une activité qualitative, psychologique de l’entendement. L’expérience est la suivante : une personne soupèse d’abord à la main des objets de tailles, de grosseurs ou de volumes différents mais de poids identique. On renouvelle l’expérience mais cette fois les corps ne sont pas tenus à la main : les objets sont soupesés par la médiation d’un artifice, un « anneau et un crochet », ce qui est une façon de créer artificiellement une distance entre le corps soupesé et cette partie de mon propre corps qui est active dans l’exercice de la pesée : à savoir ma main. Alain enregistre un premier résultat commun à cette double expérience : contre l’évidence naturelle qui voudrait que les corps soient perçus comme étant de masse identique, ici « les plus gros sont [perçus comme étant] les plus légers ». L’introduction d’un paramètre permet, seul, de lever l’illusion : « si les yeux sont bandés, l’illusion disparaît ». Dès lors une double remarque et une question s’imposent : premièrement, l’expérience montre que les poids perçus par les sens ne sont en rien des poids réels mais « imaginaires » ou fictifs – ce qui autorise à conclure que soupeser un corps ne revient jamais, précisément, à le peser. Deuxièmement, l’illusion qui consiste à sentir les plus gros corps comme étant aussi les plus légers n’a pas son origine dans la main elle-même : soupeser directement les corps à la main ou, indirectement, à l’aide d’un anneau et d’un crochet ne modifie en rien le mécanisme de l’illusion. Toutefois une question demeure : que faut-il penser de la disparition de l’illusion une fois que les yeux sont bandés ? N’est-ce pas une preuve que l’illusion est liée d’une façon ou d’une autre à la vue ? La démonstration d’Alain aurait ainsi pris une curieuse tournure : faut-il se résoudre à penser que la sensibilité est responsable de l’illusion sensible ? La suite du passage montre qu’Alain ne désarme pas.

TROISIEME PARTIE

« Il est pourtant évident … prend encore forme d’objet. » L’illusion perceptive est un effet qui a sa cause ni dans la main, ni dans la vue. L’origine de « l’erreur d’évaluation » est un acte de l’entendement : un jugement. Cela est « évident » affirme Alain, mais d’une évidence singulière car elle gagne, néanmoins, à être montrée. En premier lieu Alain prend soin de poser que la perception sensible n’est jamais vierge de représentations attachées à des expériences perceptives antérieures. Percevoir est une opération qui s’effectue toujours sur le fond d’un ensemble de jugements préalables et « implicites » car l’esprit les porte en lui sans même y prêter attention. Ces jugements se forment sur le terrain de la vie quotidienne : ce sont des produits de la routine, de l’habitude. La manipulation familière voire machinale d’objets multiples et variés induit la formation de jugements relatifs à ces corps. Soupeser un corps revient donc toujours à le faire relativement à son expérience usuelle des corps : « d’ordinaire, les objets les plus gros sont les plus lourds ». Ma perception s’articule à des jugements premiers qui suivent l’ordre courant de la vie commune et dont l’effet consiste à produire une attente (« Nous attendons que les plus gros pèsent en effet le plus ») : celle de la répétition et de la confirmation. Pourtant l’expérience de tout à l’heure avait conduit à une impression contraire. Quand je soupèse des tubes de bronze de tailles variables mais de poids identique l’illusion consiste à ce que je trouve « toujours que les plus gros sont les plus légers. » Qu’en est-il ? C’est qu’ici je ne perçois pas seulement à partir des jugements habituels. Faute d’une confirmation que les corps les plus gros sont aussi les plus lourds, mon entendement est piégé et désorienté. Curieusement notre esprit, perturbé dans ses habitudes, revient sur son premier jugement et nous percevons conformément à un second jugement, opposé au précédent. Ce retour de l’esprit sur lui-même est malheureux puisqu’il ne lui permet pas d’échapper au piège qui lui a été tendu, mais il est néanmoins instructif. L’illusion perceptive est à penser comme le produit d’un rapport entre un « premier jugement » (implicite, lié à l’habitude, selon lequel « d’ordinaire les objets les plus gros sont les plus lourds ») et ce qui est vu (la taille, les volumes des corps). D’où il ressort que percevoir c’est toujours déjà juger ou, pour le dire autrement, percevoir « par relation et comparaison ». Mais cette conclusion lave-t-elle la sensibilité de toute implication dans le processus de formation de l’illusion ? Mes yeux n’en sont-ils pas d’une façon ou d’une autre aussi responsables ? Alain paraît vouloir innocenter les sens. Ce n’est pas la vue en elle même qui produit l’illusion perceptive, mais bien plutôt les jugements empiriques et habituels appelés par elle et qui ont pour effet de médiatiser ma perception sensible et actuelle des objets. Si l’illusion disparaît mes yeux une fois bandés, ce n’est donc pas parce qu’ils étaient responsables de cette illusion, mais plutôt parce que, une fois bandés, les jugements implicites attachés par exemple à ma mémoire visuelle ne peuvent plus s’exercer conformément à leur régime ordinaire et être actifs. L’artifice du bandeau devant mes yeux les court-circuite. Finalement l’illusion perceptive paraît bien relever moins du corps et de la sensibilité que de l’esprit.

CONCLUSION

Dans ce texte, Alain montre que percevoir revient à juger. Dès lors le phénomène de l’illusion perceptive ne peut plus être pensé comme le résultat d’une sensibilité déficiente ou handicapée. Contre une attitude naturelle et une tradition sévères à l’égard des sens, il conviendrait de suivre ici les enseignements du passage : à savoir disculper les sens et affirmer, corrélativement, que les obstacles de la connaissance se situent bien souvent au sein de l’esprit lui-même. En effet, si l’esprit est conduit à se tromper, c’est d’abord parce qu’il ne perçoit jamais tout à fait le monde tel qu’il le sent. Entre les objets qui m’entourent et mes impressions sensibles se glisse toujours, à mon insu, un esprit qui ne peut s’empêcher de juger les choses comme par avance. Est-ce à dire que la connaissance, faute d’un entendement adéquat ou suffisamment vigilant à ses propres mécanismes, est impossible ? Alain aurait-il simplement substitué à une condamnation des sens une condamnation de l’esprit ? Rien n’est moins sûr. Loin de faire de la connaissance une entreprise vaine ou impossible, Alain semble plutôt nous en indiquer le chemin. En effet, il s’agirait de réussir à penser vraiment ce que nous voyons. Telle est l’ironie d’un doute cartésien … inversé : pour connaître il ne s’agirait pas tant de douter du monde, des sens etc., mais de l’esprit, afin de réhabiliter le sentir dans ce qu’il nous donne à penser.

Jean-Philippe

miconijeanphilippe@yahoo.fr



25/03/2009
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Le bonheur

Le bonheur est un état de satisfaction complète de plénitude, est distinct du plaisir, bien-être agréable essentiellement d'ordre sensible et qui a pour but la dignité de la ie humaine. Il serait intéressant de se demander si le bonheursuprême peut être partagé. L'eudénomisme antique va répondre affirmativment à cette question. L'eudénomisme est la doctrine moraleaffirmant que la fin de l'action humaine est celle du bonheur. Epicure est hédoniste, car sa doctrine éthique fait du plaisir le souverain ien. Le plaisir est le bien primaire et naturel, il représente la fin de la vie. L'homme se demande sans cesse comment la science contribue au bonheur de l'humanité. De l'humanisme, de la Renaissance ( et même, en toute rigueur, du rationalisme matérialiste d'Epicre) au positisivsme  (doctrine fondée strictement qur la connaissance des faits) du XIXème siècle en pasant par Descartes et le siècle des Lumières, la science se présente en quelque sorte comme la méthode du bonheur, d'une part en chassant la peur et d'autre part en prenant en compte les différents secteurs de l'existence humaine. La morale n'est pas seulement une réflexion abstraite sur le Bien, mais résulte avant tout du désir d'une vie réussie. Or comment pouvons-nous espérer réussir notre vie si nous ignorons tout de notre nature concrète, et notamment du rapport entre notre corps et notre âme ? La physique, pour Descartes, ne s'intéresse pas seulemen à tous les corps en général. La matière inerte est facile à connaître mais le vivant peut être connu selon le même modèle. Connaître avec précison les mécanismes des passions devrait nous permettre de mieux conduire et comprendre la vie. Nietzsche nous apporte des indications précieuses. Le seul bonheur légitime devrait retrouver de éléments actifs et dynamiques. Lebonheur doit être marqué d'une activité réussie, le parachèvement de l'acte.

Jean-Philippe

miconijeanphilippe@yahoo.fr      


18/03/2009
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L'humanisme

Les sources italiennes

L'Humanisme fut d'abord une activité, un métier. Dès le XIIIe siècle, le premier usage d'"umanista" désigne le professeur de langues anciennes avec une connotation péjorative (le "pédant", le "grammairien") qui n'a rien de surprenante à une époque où les deux modèles de perfection humaine étaient le Saint et l'Héroïsme militaire. Qu'avait-on besoin d'un obscur anachorète de l'intellect passant son existence à traduire et commenter de vieux textes surannés et oubliés de tous ?  Cependant, cet enseignement discret des langues anciennes allait susciter un intérêt sans cesse croissant pour les grands auteurs grecs et latins. L'Italie allait constituer un parfait terreau d'éclosion et d'épanouissement d'un véritable mouvement de retour à l'antiquité, deuxième définition que l'on puisse donner à l'Humanisme. En effet, le développement d'élites urbaines, l'arrivée de grecs fuyant l'avancée des turcs et porteurs de manuscrits et de traditions exégétiques puis la multiplication des traductions qui s'ensuivit permit à l'étude des langues anciennes (alliée à une exigence de pureté grammaticale nouvelle) de devenir systématique. L'invention de l'imprimerie, le développement définitif des villes, la création massive d'universités contribuèrent à une diffusion accélérée de cette (re)découverte des grands Anciens.   Ce ressourcement de la pensée engendra un état d'esprit, un changement de perspective dans la perception que l'homme avait de lui-même et du monde dans lequel il vivait. C'est la troisième définition de l'Humanisme. La plus profonde et la plus durable. "On ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l'homme" disait Pic de la Mirandole en 1486.

 Le retour à la pensée antique remit en vogue certains thèmes et certaines notions; notamment celle latine de l'"humanitas": l'homme idéal est celui qui se réalise lui-même, atteignant le plus grand accomplissement intérieur grâce à l'étude des "lettre anciennes" (les fameuses "humanités": notion latine de l'"humanores litterae").

 L'esprit humaniste est donc le grand introducteur de cette conception moderne de l'Humanité: l'homme digne de ce nom est celui qui a pour essence la culture. Plus qu'une philosophie, l'Humanisme est donc un vaste mouvement qui fédère par delà les disciplines, les pays et les moeurs tous les esprits animés par une quête de l'homme idéal et par une confiance dans le progrès de l'humanité. Lorsqu'au XVe siècle, l'Humanisme cantonné en Italie va rapidement se propager dans toute l'Europe, atteignant l'apogée de son rayonnement au cours du XVIe siècle; c'est tout un édifice capital de la pensée qui se construira... l'édifice de la Modernité.

La Diffusion de l'Humanisme

Cette propagation rapide fut possible grâce à la combinaison de trois grands facteurs:
-Les grandes découvertes ouvrent des horizons nouveaux, fouettent l'imagination, suscitent de nouvelles réflexions et de nouvelles disciplines (comme la cosmographie de Mercator).
-La présence de souverains éclairés, de princes protecteurs ou de puissants épris de culture favorisent l'esprit nouveau...et son financement: François Ier en France, les Médicis (Cosme puis Laurent) à Florence, Mathias Corbin en Hongrie, le cardinal Cisneros en Espagne...
-Enfin, le développement de l'imprimerie facilite la diffusion des traductions des grands Anciens mais aussi des oeuvres humanistes comme celle d'Erasme qui vit dans la région d'Europe la mieux pourvue en villes, riche en échanges culturels et première zone d'expansion de l'imprimerie et des foires aux livres: la Hollande.

 Au XVIe siècle, l'Humanisme rayonne et est devenu le mouvement emblématique du renouveau de la pensée et de la sensibilité européenne qu'est la Renaissance. Parmi les principales figures humanistes; des peintres (Vinci, Dürer, les Holbein, Metsys), des philosophes (Bacon, Vives, Thomas More), des moralistes (Montaigne, Rabelais, Erasme) mais aussi des médecins, des astronomes, des sculpteurs, des philologues comme Guillaume Budé, des imprimeurs influents et prestigieux comme Etienne Dolet.  Mais cet esprit de conquête ne va pas sans résistance. Trois domaines sont particulièrement affectés par l'irruption de l'esprit humaniste: l'enseignement, la religion et la politique.

Le triple combat de l'Humanisme

L'éducation
Dans sa volonté de réaliser un modèle humain, l'humaniste porte un souci particulier à la formation de l'enfant d'où les nombreux traités de pédagogie (Vives, Erasme, T. Eliot, Murmellius,...) mais aussi les virulentes critiques adressées à l'enseignement de tradition médiévale (Rabelais, Montaigne, caricatures de Bruegel...). Face aux universités sclérosées par le formalisme, le dogmatisme stérile de la scolastique; les humanistes pronent une éducation libérale caractérisée par le respect de la personnalité de l'enfant, le savant dosage entre effort intellectuel et jeu, la pratique des auteurs anciens, un dialogue fécond entre le maître et l'élève. Le mouvement humaniste finira par triompher des vieilles universités médiévales (citadelles aristotéliciennes comme la Sorbonne en France), leur substituant des établissements humanistes dont les plus prestigieux furent le Collège des Lecteurs Royaux (futur Collège de France), St Paul à Londres, le Corpus Christi (Collège d'Oxford), Deventer (Pays-Bas), le "Gymnase" strasbourgeois de Sturm, le Collège trilingue (Latin, Hébreux, Grec) de Louvain, l'Alcala de Hénarès en Espagne.

La religion
 La redécouverte des valeurs morales encloses dans la littérature gréco-latine et l'affirmation d'une liberté de l'homme par la pensée ont souvent engendré des conflits avec l'Eglise et ses doctes attachés à la lettre de la Tradition ou au ritualisme. En effet, l'humaniste pousse à une indépendance d'esprit, un libre examen des textes religieux qui sont vite perçus comme subversifs. Ainsi, l'imprimeur humaniste Dolet sera brûlé comme hérétique et athée à Paris en 1546.

La politique
Caractérisée par l'amour du peuple, le pacifisme, l'esprit oecuménique et la volonté d'équilibre entre les pouvoirs; la pensée humaniste est également amenée à tenter d'influer sur les décisions politiques. Se considérant comme appartenant à la "République des Lettres" qui serait sans frontière; les humanistes les plus éminents font toujours passer les intérêts moraux et permanents avant les intérêts politiques (matériels et temporels). Ce fut le sens des activités d'Erasme auprès de Charles Quint, de Budé auprès de François Ier ou de Thomas More auprès d'Henri VIII. En adressant aux quatre grands (Charles Quint, François Ier, Henri VIII et Ferdinand de Habsbourg) les "Quatre paraphrases sur l'Evangile" (en 1522-1523) afin d'empêcher une guerre européenne; Erasme fit là le geste le plus représentatif de ce que put être l'esprit humaniste sans frontière.

La postérité de l'Humanisme

L'Humanisme eut une prodigieuse postérité, une foisonnante fortune. Qu'on en juge. Une forme d'humanisme imprégna largement l'esprit des Lumières au XVIIIe siècle. Le XIXe siècle positiviste expliquait par l'entremise d'A. Comte qu'il s'agissait de substituer une "religion de l'homme" à la religion de Dieu. Et au cours de notre siècle si prompt à malmener la notion humaniste d'être humain, on peut évoquer l'humanisme marxiste, l'humanisme existentialiste, l'humanisme de l'"Autre" d'Emmanuel Levinas, l'humanisme de Camus ou de Malraux...

 

François RABELAIS (1494-1553)

Pantagruel (1532)
chapitre VIII

texte original / texte modernisé.

Comment Pantagruel étant à Paris reçut des lettres de son père Gargantua, et la copie d'icelles-ci.

Très cher fils,
[...] encores que mon feu pere de bonne memoire Grandgousier eust adonné tout son estude, à ce que ie proffitasse en toute perfection  du savoir politique, que mon labeur estude correspondit tresbien, voire encores oultrepassast son desir, toutesfois comme tu peulx bien entendre, le temps n’estoit tant ydoine ny commode es lettres, comme est de present, et n’avoys copie de tels precepteurs comme tu as eu. Le temps estoit encores tenebreux & sentant l’infelicité & calamité des Goths qui avoient mis à destruction toute bonne literature. Mais par la bonté divine, la lumiere & dignité a esté de mon aage rendue es lettres, & y voy tel amendement, que de present à difficulté seroys ie receu en la premiere classe des petitz grimaulx, qui en mon aage virile estoys non à tord reputé le plus sçavant dudict siecle. [...] Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : Grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se die sçavant; Hebraicque, Caldeicque, Latine. Les impressions tant elegantes et correctes en usance, qui ont esté inventées de mon aage par inspiration divine, comme à contrefil l’artillerie par suggestion diabolicque. Tout le monde est plain de gens sçavans, de precepteurs tresdoctes, de librairies tresamples, qu’il m’est advis que ny au temps de Platon, ny de Ciceron, ny de Papinian, n'etait telle commodité d’estude qu’on y voit maintenant; et ne se fauldra plus dorenavant trouver en place ny en compaignie qui ne sera bien expoly en l’officine de Minerve. Ie voy les brigans, les bourreaux, les avanturiers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prescheurs de mon temps. Que diray-ie ? Les femmes et les filles ont aspiré à ceste louange & à ceste manne celeste de bonne doctrine. Tant y a qu’en l’aage ou ie suis iay esté contraint d’apprendre les lettres Grecques, lesquelles ie n’avoys pas contemné comme Caton, mais ie n’avoys eu loysir de comprendre en mon ieune aage, et voulentiers me delecte à lire les moraulx de Plutarche, les beaulx dialogues de Platon, les monumens de Pausanias, et antiquitez de Atheneus, attendant l’heure qu’il plaira à Dieu mon createur me appeler et commander yssir de ceste terre. Parquoy mon fils ie te admoneste que employes ta ieunesse à bien proffiter en estude et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton precepteur Epistemon, dont l’ung par vives & vocales instructions, l’aultre par louables exemples te peult endoctriner. Ientends & veulx que tu aprenes les langues parfaictement, premierement la Grecque comme le veult Quintilian, secondement la latine, et puis l’Hebraicque pour les sainctes lettres, & la Chaldeicque & Arabicque pareillement,  & que tu formes ton stille, quant à la Grecque, à l’imitation de Platon, quant à la Latine, de Ciceron, qu’il n’y ait histoire que tu ne tiengne en memoire presente, à quoy te aydera la Cosmographie de ceulx qui en ont escript. Des ars liberaulx, Geometrie, Arismetique, & Musicque, Ie t’en donnay quelque goût quand tu estoys encores petit en l’aage de cinq à six ans : poursuys le reste, & de Astronomie saches en tous les canons. Laisse moy l’Astrologie divinatrice, et art de Lullius comme abuz et vanitez. Du droit Civil ie veulx que tu saches par cueur les beaulx textes, et me les confere avecques philosophie. Et quant à la congnoissance des faitz de nature, Ie veulx que tu t’y adonne curieusement, qu’il n’y ait mer, ryviere, ny fontaine, dont tu ne congnoisse les poissons, tous les oyseaulx de l’air, tous les arbres arbustes & fructices des forestz, toutes les herbes de la terre, tous les metaulx cachez au ventre des abysmes, les pierreries de tout orient & midy, riens ne te soit incongneu. Puis songneusement revisite les livres des medecins, Grecs, Arabes, et Latins, sans contemner les Thalmudistes et Cabalistes, et par frequentes anatomyes acquiers toy parfaicte congnoissance de l’aultre monde, qui est l’homme. Et par quelques heures du iour commence à visiter les sainctes letttres. Premierement en Grec le nouveau testament et Epistres des apostres, & puis en Hebrieu le vieulx testament. Somme que ie voye ung abysme de science, car doresnavant que tu deviens homme & te fais grand, il te fauldra issir de ceste tranquillité & repos d’estude: & apprendre la chevalerie & les armes, pour defendre ma maison, & nos amys secourir en tous leurs affaires contre les assaulx des malfaisans. Et veulx que de brief tu essayes combien tu as proffité, ce que tu ne pourras mieulx faire, que tenant conclusion en tout sçavoir publicquement envers tous & contre tous, et hantant les gens lettrez, qui sont tant à Paris comme ailleurs. Mais par ce que selon le sage Salomon, Sapience n’entre point en ame malivole, & science sans conscience n’est que ruyne de l’ame, il te convient servir, aymer, & craindre Dieu & en luy mettre toutes tes pensées, & tout ton espoir, et par foy formée de charité estre à luy adioinct, en sorte que iamais n’en soys desemparé par peché. Ayes suspectz les abuz du monde. Ne metz ton cueur à vanité, car ceste vie est transitoire, mais la parolle de Dieu demeure eternellement. Soys serviable à tous tes prochains, & les ayme comme toymesmes. Revere tes precepteurs, fuys les compaignies des gens esquels tu ne veulx point ressembler; et les graces que Dieu te a données, icelles ne reçoiptz en vain. Et quand tu congnoitras que auras tout le sçavoir de par delà acquis, retourne vers moy affin que ie te voie et donne ma benediction devant que mourir. Mon fils la paix & grace de nostre seigneur soit avecques toy, amen.
De Utopie ce dix septiesme iour du moys de Mars,
ton pere Gargantua.

  Très cher fils,
[...] bien que feu mon regretté père Grandgousier eût déployé tous ses efforts pour que je progresse en perfection et savoir politique, et que mon labeur et mon étude correspondissent bien à son désir et même l'aient dépassé, l'époque toutefois, comme tu peux bien le comprendre, n'était pas aussi opportune ni commode pour étudier les lettres qu'elle l'est à présent, et il n'existait alors aucun précepteur qui puisse ressembler à ceux que tu as eus. Les temps étaient encore ténébreux, ils sentaient l'infélicité et la calamité des Goths, qui avaient ruiné toute bonne littérature. Mais, grâce à la bonté divine, la lumière et la dignité ont été à mon époque rendues aux lettres, et j'y vois de tels progrès qu'il me serait aujourd'hui difficile d'être reçu dans la première classe des petits écoliers, moi qui, dans mon âge mûr, étais réputé (non à tort) comme le plus savant du siècle. [...]
    Maintenant toutes les disciplines sont restaurées, les langues mises à l'honneur : le grec, sans lequel il est honteux qu'on se dise savant, l'hébreu, le chaldéen, le latin. Des livres imprimés, fort élégants et corrects, sont utilisés partout, qui ont été inventés à mon époque par inspiration divine, comme inversement l'artillerie l'a été par suggestion du diable. Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques très vastes, au point qu'à l'époque de Platon, de Cicéron ou de Papinien, il n'y avait, à mon avis, autant de commodité d'étude qu'il s'en rencontre aujourd'hui; et il ne faudra plus dorénavant trouver en lieu et compagnie qui ne sera bien poli dans l'atelier de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers d'aujourd'hui plus savants que les docteurs et les prêcheurs de mon temps. Que dirai-je ? Les femmes et les filles elles-mêmes ont aspiré à cette gloire, à cette manne céleste du beau savoir. Tant et si bien qu'à mon âge, j'ai été contraint d'apprendre le grec, que je n'avais pas méprisé comme Caton, mais que je n'avais pas eu le loisir d'apprendre en ma jeunesse, et je me délecte volontiers à la lecture des Œuvres morales de Plutarque, des beaux Dialogues de Platon, des Monuments de Pausanias et des Antiquités d'Athénée, attendant l'heure qu'il plaira à Dieu mon créateur de m'appeler et de m'ordonner de quitter cette terre.
    Pour cette raison, mon fils, je te conjure d'employer ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l'un, par de vivantes leçons, l'autre par de louables exemples, peuvent bien t'éduquer. J'entends et veux que tu apprennes parfaitement les langues, d'abord le grec, comme le veut Quintilien, puis le latin et l'hébreu pour l'Écriture sainte, le chaldéen et l'arabe pour la même raison; pour le grec, forme ton style en imitant Platon, et Cicéron pour le latin. Qu'il n'y ait aucun fait historique que tu n'aies en mémoire, ce à quoi t'aidera la cosmographie établie par ceux qui ont traité le sujet. Des arts libéraux, la géométrie, l'arithmétique et la musique, je t'ai donné le goût quand tu étais encore petit, à cinq ou six ans : continue et deviens savant dans tous les domaines de l'astronomie, mais laisse-moi de côté l'astrologie divinatrice et l'art de Lulle qui ne sont que tromperies et futilités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur tous les beaux textes, et me les commentes avec sagesse. Quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t'y appliques avec soin : qu'il n'y ait mer, rivière ou source dont tu ne connaisses les poissons; tous les oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes et buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout l'Orient et du Midi. Que rien ne te soit inconnu.
   Puis relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les talmudistes et cabalistes, et, par de fréquentes dissections, acquiers une parfaite connaissance de cet autre monde qu'est l'homme. Et quelques heures par jour, commence à lire l'Écriture sainte, d'abord en grec le Nouveau Testament et les Épîtres des Apôtres, puis en hébreu l'Ancien Testament. En somme, que je voie en toi un abîme de science : car maintenant que tu es un homme et te fais grand, il te faudra sortir de la tranquillité et du repos de l'étude et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et secourir nos amis dans toutes leurs affaires contre les assauts des malfaisants. Et je veux que rapidement tu mettes tes progrès en application, ce que tu ne pourras mieux faire qu'en soutenant des discussions publiques sur tous les sujets, envers et contre tous, et en fréquentant les gens lettrés, tant à Paris qu'ailleurs.
   Mais parce que, selon le sage Salomon, la sagesse n'entre jamais dans une âme méchante, et que science sans conscience n'est que ruine de l'âme, il te faut servir, aimer et craindre Dieu, et en Lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et, par une foi faite de charité, t'unir à Lui de manière à n'en être jamais séparé par le péché. Prends garde aux tromperies du monde, ne t'adonne pas à des choses vaines, car cette vie est passagère, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable envers ton prochain, et aime-le comme toi-même. Respecte tes précepteurs, fuis la compagnie des gens à qui tu ne veux pas ressembler, et ne gaspille pas les grâces que Dieu t'a données. Et quand tu t'apercevras que tu disposes de tout le savoir que tu peux acquérir là-bas, reviens vers moi, afin que je te voie et te donne ma bénédiction avant de mourir. Mon fils, que la paix et la grâce de notre Seigneur soient avec toi. Amen.

D'Utopie, le dix-sept mars,
  ton père, Gargantua.

Questions :

  • L'évocation d'une époque : dans sa lettre Gargantua souligne les profondes mutations des temps nouveaux. Recensez-les. Comment se manifeste son enthousiasme ?
  • « Un abîme de science » : faites l'inventaire des disciplines énumérées par Gargantua. Comment s'exprime sa volonté de rassembler ici un savoir encyclopédique ?
  • « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » : montrez que ce savoir ne se contente pas d'être livresque. En quoi vise-t-il à former l'âme plus que l'esprit ?

2. « Un homme réellement expert et rompu à la pratique »

  Avant les rationalistes et les encyclopédistes, les humanistes ont été soucieux de fonder le savoir sur l'expérimentation (on pourra utilement comparer le texte ci-dessous à La dent d'or de Fontenelle). C'est en autodidacte que le céramiste Bernard Palissy prévient ici son lecteur, dans un avertissement où l'on pourra apprécier une profession de foi faite d'humilité et d'arrogance.

 Bernard PALISSY (1510 env.-1590)

Discours admirables des eaux et fontaines (1580)

texte modernisé

  Ami lecteur, le désir que j'ai de te faire profiter de la lecture de ce livre m'a incité à t'avertir de ceci : garde-toi d'enivrer ton esprit de sciences écrites en chambre, selon une théorie imaginaire ou arrachée à quelque livre écrit par l'imagination de ceux qui n'ont rien pratiqué, et garde-toi aussi de croire les opinions de ceux qui disent et soutiennent que la théorie a engendré la pratique. Ceux qui enseignent une telle doctrine utilisent un mauvais argument en disant qu'il faut imaginer et se représenter la chose que l'on veut faire, avant de mettre la main à sa besogne. Si l'homme pouvait exécuter tout ce qu'il imagine, je prendrais leur parti et soutiendrais leur opinion . Mais tant s'en faut ! Si les choses conçues en esprit pouvaient s'exécuter, les souffleurs d'alchimie feraient de bien belles choses et ne s'amuseraient pas à chercher durant cinquante ans, comme beaucoup l'ont fait... Si la théorie figurée dans les esprits des chefs de guerre pouvait s'exécuter, ils ne perdraient jamais une bataille...!
  J'ose dire, pour confondre ceux qui soutiennent une telle opinion, qu'ils ne sauraient faire un soulier, et même pas un talon de chausse, quand bien même ils auraient à leur disposition toutes les théories du monde. Je demande à ceux qui soutiennent cette opinion : quand vous auriez étudié pendant cinquante ans les livres de cosmographie et de navigation en mer, et que vous disposeriez des cartes de toutes les régions, d'une boussole, du compas et des instruments astronomiques - voudriez-vous pour autant entreprendre de conduire un navire par tout pays, comme le ferait un homme réellement expert et rompu à la pratique ? Ces gens-là ne s'exposent pas à de tels dangers, quelque théorie qu'ils aient apprise. Et quand ils auront bien débattu de la question, il leur faudra admettre que la pratique a engendré la théorie.   J'ai mis ce propos en avant, pour clore la bouche à ceux qui disent : « comment est-il possible qu'un homme puisse savoir quelque chose, et parler des phénomènes naturels, sans avoir vu les livres latins des philosophes ?» Je puis tenir à bon droit de tels propos, puisque, par la pratique, je prouve en plusieurs endroits que la théorie de certains philosophes est fausse, et même quand il s'agit des plus renommés et des plus anciens, comme chacun pourra le voir et entendre, en moins de deux heures, à condition qu'il veuille prendre la peine de venir voir ma collection. Il y verra des choses étonnantes, mises pour témoignage et preuve de mes écrits, disposées en ordre ou sur des étagères, avec des écriteaux au-dessous, afin que chacun puisse s'instruire lui-même. Et je puis t'assurer, lecteur, qu'en bien peu d'heures, voire dès la première journée, tu apprendras plus de philosophie naturelle concernant les choses contenues en ce livre, que tu n'en saurais apprendre en cinquante ans, en lisant les théories et opinions des philosophes anciens. Certains ennemis de la science peuvent bien se moquer des astrologues, en disant : « où est l'échelle par où ils sont montés au ciel, pour connaître la position des astres ?» Mais en ce qui me concerne, je ne crains pas une telle moquerie, parce qu'en apportant la preuve de ce que j'écris, je satisfais la vue, l'ouïe, et le toucher. Les calomniateurs n'auront donc point de prise sur moi, comme tu le verras lorsque tu viendras me voir en ma petite Académie.
Bien te soit.

Questions :

  • L'éloge de la pratique  : par quels arguments Palissy démontre-t-il sa supériorité sur la théorie ? En quoi sa stratégie est-elle bien fidèle à la thèse qu'il soutient ?
  • Le registre polémique : relevez les procédés par lesquels Palissy remet en question le principe d'autorité qui, depuis le Moyen Âge, fortifiait une croyance aveugle dans le savoir livresque.
  • Un souci pédagogique : montrez l'intérêt des « collections » évoquées par l'auteur pour « satisfaire la vue, l'ouïe et le toucher ».

3. « Ne viser qu'au bien général »

  Avant les philosophes, les humanistes ont eu une vocation pour conseiller les Princes (Machiavel, Thomas More, Erasme). Pacifistes, c'est au nom de la raison qu'ils imaginent une cité idéale où le monarque, loin des artifices de la Cour, manifesterait la vertu politique qui le rendrait garant du bien public.

Didier ERASME (1469 env.-1536)
Éloge de la Folie, LV (1511)

 [Dans ce traité, le philosophe hollandais utilise une prosopopée qui donne la parole à la Folie. On n'oubliera pas que c'est elle qui s'exprime dans ce faux éloge qui condamne la superbe et la corruption des princes.]

Depuis longtemps, je désirais vous parler des Rois et des Princes de cour; eux, du moins, avec la franchise qui sied à des hommes libres, me rendent un culte sincère.   À vrai dire, s'ils avaient le moindre bon sens, quelle vie serait plus triste que la leur et plus à fuir ? Personne ne voudrait payer la couronne du prix d'un parjure ou d'un parricide, si l'on réfléchissait au poids du fardeau que s'impose celui qui veut vraiment gouverner. Dès qu'il a pris le pouvoir, il ne doit plus penser qu'aux affaires politiques et non aux siennes, ne viser qu'au bien général, ne pas s'écarter d'un pouce de l'observation des lois qu'il a promulguées et qu'il fait exécuter, exiger l'intégrité de chacun dans l'administration et les magistratures. Tous les regards se tournent vers lui, car il peut être, par ses vertus, l'astre bienfaisant qui assure le salut des hommes ou la comète mortelle qui leur apporte le désastre. Les vices des autres n'ont pas autant d'importance et leur influence ne s'étend pas si loin; mais le Prince occupe un tel rang que ses moindres défaillances répandent le mauvais exemple universel. Favorisé par la fortune, il est entouré de toutes les séductions; parmi les plaisirs, l'indépendance, l'adulation, le luxe, il a bien des efforts à faire, bien des soins à prendre, pour ne point se tromper sur son devoir et n'y jamais manquer. Enfin, vivant au milieu des embûches, des haines, des dangers, et toujours en crainte, il sent au-dessus de sa tête le Roi véritable, qui ne tardera pas à lui demander compte de la moindre faute, et sera d'autant plus sévère pour lui qu'il aura exercé un pouvoir plus grand.  En vérité, si les princes se voyaient dans cette situation, ce qu'ils feraient s'ils étaient sages, ils ne pourraient, je pense, goûter en paix ni le sommeil, ni la table. C'est alors que j'apporte mon bienfait : ils laissent aux Dieux l'arrangement des affaires, mènent une vie de mollesse et ne veulent écouter que ceux qui savent leur parler agréablement et chasser tout souci des âmes. Ils croient remplir pleinement la fonction royale, s'ils vont assidûment à la chasse, entretiennent de beaux chevaux, trafiquent à leur gré des magistratures et des commandements, inventent chaque jour de nouvelles manières de faire absorber par leur fisc la fortune des citoyens, découvrent les prétextes habiles qui couvriront d'un semblant de justice la pire iniquité. Ils y joignent, pour se les attacher, quelques flatteries aux masses populaires.    Représentez-vous maintenant le Prince tel qu'il est fréquemment. Il ignore les lois, est assez hostile au bien général, car il n'envisage que le sien; il s'adonne aux plaisirs, hait le savoir, l'indépendance et la vérité, se moque du salut public et n'a d'autres règles que ses convoitises et son égoïsme. Donnez-lui le collier d'or, symbole de la réunion de toutes les vertus, la couronne ornée de pierres fines, pour l'avertir de l'emporter sur tous par un ensemble de vertus héroïques; ajoutez-y le sceptre, emblème de la justice et d'une âme incorruptible, enfin la pourpre, qui signifie le parfait dévouement à l'État. Un prince qui saurait comparer sa conduite à ces insignes de sa fonction, rougirait, ce me semble, d'en être revêtu et redouterait qu'un malicieux interprète ne vînt tourner en dérision tout cet attirail de théâtre.

Questions :

  • « C'est alors que j'apporte mon bienfait » : quelles sont ces consolations apportées par la Folie ? Quels autres noms donner à celle-ci si l'on pense à la condition des rois (pensez à la formule de Pascal : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères ») ?
  • La satire : quelles accusations essentielles condamnent l'exercice futile et corrompu de la monarchie ? Quels en sont les principaux procédés littéraires ?
  • Le monarque idéal : après en avoir rapidement brossé le portrait, tel qu'il se dégage implicitement ou explicitement de ce texte, vous pourrez le rapprocher de l'idéal philosophique du despote éclairé (cf. par exemple le chapitre XVIII du Candide de Voltaire, ou l'article "Autorité politique" de l'Encyclopédie de Diderot).

 

4. L'humanisme en question

La foi humaniste s'épanouit en dépit de l'héliocentrisme de Copernic, qui retire à l'homme son rang de créature élue dans l'univers. Mais le déchaînement de la barbarie au Nouveau Monde et plus encore celle des guerres de religion ne manquent pas de la nuancer. Montaigne, avant les autres, confie son scepticisme à l'égard de la raison humaine : « Est-il possible de rien imaginer d'aussi ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n'est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dise maîtresse et impératrice de l'univers, duquel il n'est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s'en faut de la commander ? ».

Michel de MONTAIGNE (1533-1592)
Essais, II, 12, Apologie de Raimond Sebond (1580)

 [A la demande de son père, Montaigne avait traduit la Théologie naturelle du philosophe catalan Raimond Sebond. Il compose ici (peut-être sur l'invitation de Marguerite de Valois) une bien curieuse Apologie qui, par le scepticisme qu'elle manifeste, bat en brèche les idées de l'auteur qu'elle doit défendre : quand ce dernier établit l'homme en souverain de la création, Montaigne accumule en une cascade d'exemples autant de signes évidents de l'insuffisance de la raison humaine.]

texte original / texte modernisé

 Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer cler-semez, qui soit suspendue au haut des tours nostre Dame de Paris, il verra par raison evidante qu'il est impossible qu'il en tombe, et si, ne se sçauroit garder (s'il n'a accoustumé le mestier des recouvreurs) que la veuë de cette hauteur extreme ne l'espouvanté et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries qui sont en nos clochiers, si elles sont façonnées à jour, encores qu'elles soyent de pierre. Il yen a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus : il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous le ferions, si elle estoit à terre. J'ay souvent essayé cela en nos montaignes de deça (et si suis de ceux qui ne s'effrayent que mediocrement de telles choses) que je ne pouvoy souffrir la veuë de cette profondeur infinie sans horreur et tramblement de jarrets et de cuisses, encores qu'il s'en fallut bien ma longueur que je ne fusse du tout au bort, et n'eusse sçeu choir si je ne me fusse porté à escient au dangier. J'y remerquay aussi, quelque hauteur qu'il y eust, pourveu qu'en cette pente il s'y presentast un arbre ou bosse de rochier pour soustenir un peu la veuë et la diviser, que cela nous allege et donne asseurance, comme si c'estoit chose dequoy à la cheute nous peussions recevoir secours; mais que les precipices coupez  et uniz, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoyement de teste : « ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit » ; qui est une evidente imposture de la veuë. Ce beau philosophe se creva les yeux pour descharger l'ame de la desbauche qu'elle en recevoit, et pouvoir philosopher plus en liberté. Mais, à ce conte, il se devoit aussi faire estouper les oreilles, que Theophrastus dict estre le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer, et se devoit priver en fin de tous les autres sens, c'est à dire de son estre et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance de commander nostre discours et nostre ame. « Fit etiam sape specie quadam, sape vacum gravita te et cantibus, ut pellantur animi vehementius , sape etiam cura et timare ». Les medecins tiennent qu'il y a certaines complexions qui s'agitent par aucuns sons et instrumens jusques à la fureur. J'en ay veu qui ne pouvoient ouyr ronger un os soubs leur table sans perdre patience; et n'est guiere homme qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant que font les limes en raclant le fer; comme, à ouyr mascher prez de nous, ou ouyr parler quelqu'un qui ait le passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s'en esmeuvent jusques à la colere et la haine. Ce flusteur protocole de Gracchus, qui amollissoit, roidissoit, et contournoit la voix de son maistre, lors qu'il haranguoit à Rome, à quoy servoit il, si le mouvement et qualité du son, n'avoit force à esmouvoir et alterer le jugement des auditeurs ? Vrayement il y a bien de quoy faire si grande feste de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier et changer au branle et accidens d'un si leger vent !

 Qu’on place un philosophe dans une cage faite de fil de fer fin à larges mailles et qu’on la suspende en haut des tours de Notre-Dame de Paris : notre homme sera bien obligé d’admettre qu’il ne risque pas de tomber, et pourtant il ne pourra empêcher (sauf s’il est habitué au métier de couvreur) que la vue de la hauteur extrême à laquelle il se trouve ne l’épouvante et ne le fasse frissonner. Et nous sommes assez soucieux de nous rassurer sur les galeries de nos clochers, quand elles sont ajourées, et pourtant elles sont en pierre. Il y a des gens qui ne peuvent même pas supporter d’y penser ! Qu’on jette entre ces deux tours une grosse poutre, suffisamment large pour que nous puissions nous y promener : il n’y a aucune sagesse philosophique qui soit assez forte pour nous donner le courage d’y marcher, comme nous le ferions si elle était à terre. J’ai souvent fait cette expérience dans nos montagnes; et quoique étant de ceux qui ne s’effraient guère de ces choses-là, je ne pouvais supporter la vue de ces profondeurs infinies sans horreur ni sans ressentir des tremblement dans les cuisses et dans les jarrets. Et pourtant je me tenais à bonne distance du bord, au moins de ma propre taille, et je ne risquais pas de tomber, sauf à me porter délibérément au-devant du danger. J’ai remarqué aussi que, quelle que soit la hauteur, si sur la pente il se présente un arbre, ou une bosse de rocher, à quoi la vue puisse s’accrocher, et comme se diviser, cela nous soulage et nous donne de l’assurance; comme si c’était là quelque chose dont nous puissions attendre quelque secours en cas de chute ! Mais les précipices abrupts et sans aspérités, nous ne pouvons même pas les regarder sans que la tête nous tourne : « Si bien que l’on ne peut regarder vers le bas sans que les yeux et l’esprit soient saisi de vertige1» ). Et c’est pourtant là une tromperie évidente due à notre vue. C’est pourquoi d’ailleurs ce grand philosophese creva les yeux pour décharger son âme de la distraction qu’elle lui procurait, et pouvoir philosopher plus librement.
  Mais à ce compte-là, il aurait pu se faire aussi couper les oreilles, que Théophraste considère comme le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes et propres à nous troubler et nous changer; et pour finir, il aurait dû se priver de tous les autres sens, c’est-à-dire de son être et de sa vie. Car ils ont tous cette aptitude à diriger notre raisonnement et notre âme. « Il arrive souvent que les esprits soient troublés par un certain aspect, par la gravité des voix, par les chants; et même par un souci ou une crainte2 Les médecins disent qu’il y a des tempéraments que certains sons et certains instruments excitent jusqu’à la folie furieuse. J’en ai vu qui ne pouvaient supporter d’entendre ronger un os sous leur table sans perdre patience; et il n’est quasiment personne qui ne soit troublé par ce bruit aigre et agaçant que font les limes en raclant du fer. De même lorsqu’on entend quelqu’un mâcher tout près de soi, ou parler avec le gosier obstrué ou le nez bouché: nombreux sont ceux qui en sont gênés, au point d’en ressentir de la colère ou de la haine. Le fameux joueur de flûte de Gracchus, qui lui servait de souffleur, et qui adoucissait, renforçait et modulait la voix de son maître quand il faisait ses discours à Rome, à quoi eût-il servi si le mouvement et la qualité du son n’avait quelque capacité à émouvoir et modifier le jugement des auditeurs ? En vérité, il n’y a pas de quoi louer la fermeté d’un si bel organe qui se laisse manipuler et modifier par les variations d’un aussi faible vent !

1. Tite-Live, XLIV, 6.
2. Cicéron, De divinatione, I, 37.

Questions :

  • Reformulez en une phrase la thèse de Montaigne.
  • Le recours à l'apologue et à l'exemple personnel : montrez que Montaigne le privilégie sur le raisonnement abstrait. Pourquoi ?
  • Commentez la dernière phrase. Faut-il conclure au pessimisme de Montaigne (cf. la phrase suivante, qui peut éclairer son vrai projet : « [L'homme] s'élèvera si Dieu lui prête extraordinairement la main; il s'élèvera abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soulever par les moyens purement célestes ») ?

Jean-Philippe

miconijeanphilippe@yahoo.fr

 

 


 

 

 

 

 


18/03/2009
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Le yin et le yang

Le yin et le yang

Dans pensée taoïste, le yin et le yang sont deux principes opposés et indissociables, présentés tête-bèche au sens d'une sphère.  Le yin peut-être associé à la passivité et le yang à l'activité et à l'énergie, mais leurs rapports sont toutefois substils : ils sont à la fois en opposition, interdépendants, en croissance ou en décroissance alternée(quand l'un diminue, l'autre augmente). 

La philosophie chinoise (du moins dans toute la partie connue de son histoire (151) est dominée par les notions de Yin et de Yáng. Tous les interprètes le reconnaissent. Tous aussi considèrent ces emblèmes avec la nuance de respect qui s’attache aux termes philosophiques et qui impose de voir en eux l’expression d’une pensée savante. Enclins à interpréter le Yin et le Yang en leur prêtant la valeur stricte qui semble convenir aux créations doctrinales, ils s’empressent de qualifier ces symboles chinois en empruntant des termes au langage défini des philosophes d’Occident. Aussi déclarent-ils tout uniment tantôt que le Yin et le Yang sont des forces, tantôt que ce sont des substances. Ceux qui les traitent de forces — telle est, en général, l’opinion des critiques chinois contemporains – y trouvent l’avantage de rapprocher ces antiques emblèmes des symboles dont use la physique moderne (152). Les autres — ce sont des Occidentaux — entendent réagir contre cette interprétation anachronique (153). Ils affirment donc (tout à l’opposé) que le Yin et le Yang sont des substances, – sans songer à se demander si, dans la philosophie de la Chine ancienne, s’offre la moindre apparence d’une distinction entre substances et forces. Tirant argument de leur définition, ils prêtent à la pensée chinoise une tendance vers un dualisme substantialiste et se préparent à découvrir dans le Tao la conception d’une réalité suprême analogue à un principe divin (154) [...] ». Marcel Granet, La pensée chinoise, 1934, réédition, p. 101, Albin Michel, 569 pages, Paris, 1968.

  • « […] Le Yi-King ou Livre des transformations de l'archaïque magie chinoise apporte l'image la plus exemplaire de l'identité du Génésique et du Génétique. La boucle circulaire est un cercle cosmogonique symboliquement tourbillonnaire par le S intérieur qui à la fois sépare et unit le Yin et le Yang. La figure se forme non à partir du centre mais la périphérie et naît de la rencontre de mouvements de directions opposés. Le Yin et le yang sont intimement épousés l'un dans l'autre, mais distincts, ils sont à la fois complémentaires, concurrents, antagonistes. La figure primordiale du Yi-King est donc une figure d'ordre, d'harmonie, mais portant en elle l'idée tourbillonnaire et le principe d'antagonisme. C'est une figure de complexité ». Edgar Morin, La Méthode 1. La Nature de la Nature, p. 228, Seuil, Paris, 1977.
  • « […] Change is the result of combinations and separations of the four indestructible elements, like a painter mixing colors, said Empedocles; it is governed by two cosmic principles, Love (attraction or Aphrodite), the original source of organic unity and creative combination, and Strife (repulsion or Quarrel), the principle of diversity and differienciation. The life cycle of the cosmos thus oscillates in cycles between unity and diversity (Kahn, 1968). (In the Chinese tradition the cosmic principles are Yin and Yang, and the elements are five: earth, fire, water, wood, and metal. Aristotle reserved the fifth and unchanging element, the 'quintessence' or 'ether', whose 'nature' is to move in circles, for the heavenly bodies, which he held to be perfect and imperishable) ». Anthony Wilden, The Rules are no Game. The Strategy of Communication, p. 153, Routledge & Kegan Paul, 432 pages, London and New York, 1986.

Symbole (représentation des représentations) philosophique du « contraste harmonisé », il est devenu un thème populaire et facile à déraper en « ésotérisme » à bon marché.

Ce « contraste harmonisé » du Yin-Yang est celui du chaud-froid, haut-bas, lumière-ombre, blanc-noir, femelle-mâle, des complémentarités antagonistes enchevêtrées avec les antagonismes complémentaires entrelacés. En optique physique, c'est le jeu de l'onde et du corpuscule en alternance et altercation réunies par la constante de Louis de Broglie. En chimie, c'est l'acidité et l'alcalinité réunies, séparées et contrastées au pH 7. En philosophie, c'est le verbe Aufheben de Hegel qui signifie, à la fois, « apparaître », « disparaître » et « conserver » (dans la composante alémanique souabe), verbe utilisé par Freud pour décrire l'inconscient.

Ce « contraste harmonisé » est rapidement détourné en opposition dans le « tiers exclu » de corps-esprit, nature-culture. Avec les valeurs confucéennes, il est le fondement de l'idéologie d'une harmonie industrielle au Japon moderne avec le miracle japonais des années 1950-1960 dans l'économie politique asiatique de la complémentarité antagoniste enchâssée dans l'antagonisme complémentaire du Capital-Travail, Patronat-Syndicat.

  • « […] Le sentiment de l’ordre harmonieux que les joutes _126 procuraient à l’ensemble des êtres a conféré à la classification bipartite un tel prestige religieux que nulle autre n’a pu la surpasser en autorité. Les Chinois ne se sont point condamnés à ne trouver de l’ordre que là où régnait la bipartition ; mais le principe de leurs divers classements n’a pas varié. Tous impliquent l’analyse d’un total senti comme plus ou moins complexe et, toujours, cette analyse procède d’une image : celle-ci, tout ensemble rythmique et géométrique, fait apparaître la répartition, dans l’Espace et le Temps, des éléments entre lesquels le total se trouve décomposé, si bien qu’un emblème numérique suit à signaler le mode de groupement de ces éléments et, par suite, à déceler la nature intime du total. D’où l’importance des notions liées de Nombre et d’Élément », Marcel Granet, pp. 125-126, 1968.

Bonne méditation à tout le monde.

Jean-Philippe

miconijeanphilippe@yahoo.fr

 


17/03/2009
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